CityHACK—Un jeu d’actions réciproques définissant l’espace public
Julie Boivin
Le large spectre d’actions, réciproques ou non, prédéterminées, prévisibles ou inattendues susceptibles d’émerger du tissu urbain en font un lieu d’investigation privilégié des pratiques artistiques. Aussi, l’odyssée Situationniste dans la ville européenne de l’après-guerre avec pour ambition radicale d’en faire une « création culturelle totale » fut-elle fondamentale dans le développement des pratiques urbaines. De nouveaux rapports de réciprocité étaient alors établis entre les effets de l’environnement existant et l’individu et, réciproquement, entre les affects et les comportements produits et l’environnement. Cette impulsion entraîne ensuite, dans le champ de l’art, l’ouverture d’un vaste champ de recherches sur les actions réciproques des composantes tangibles et intangibles du cadre bâti et des modes d’appropriation et de perception du territoire par le citadin dans des stratégies proposant de nouvelles expériences de l’urbain.
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Dans son contexte socio politique, le projet Situationniste devait affranchir l’individu de son rôle de « spectateur » dans un décor urbain conçu par les spécialistes. Un nouvel urbanisme devait initier la construction d’« unités d’ambiances »—un milieu physique modifié—et la construction « concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure » . Toutefois, il faut rappeler ici le caractère paradoxal de ce projet. Celui-ci valorise, d’une part, le processus expérimental spontané et ludique d’identification et d’activation des attributs spécifiques du fond urbain en leur conférant une dimension onirique tandis que, d’autre part, il rationnalise cette expérience pour en appliquer les principes dans la construction d’une architecture ou un environnement . Établir et fixer les paramètres du projet constructif impose de circonscrire rigoureusement un registre d’expériences souhaitables ou possibles. Le projet banalise ainsi le formidable potentiel du terrain de jeu découvert dans et, par le fait même, banalise les riches processus d’exploration urbaine tel que la dérive qui ouvre dans l’environnement des possibilités interactives quasi illimitées.
Dans les dernières décennies, une large part des pratiques urbaines s’est intéressée aux modes Situationnistes d’exploration urbaine et d’intervention in situ et en temps réel. Les dérives et détournements, la psychogéographie et la mise en place de « situations » font partie de l’éventail des stratégies artistiques actuelles. Celles-ci se sont aussi enrichies d’une dimension relationnelle et l’analyse des nouvelles médiations culturelles des processus sociaux, économiques et politiques qui organisent la vie quotidienne et l’espace public permettent aux artistes de se mettre eux-mêmes en situation dans la vie réelle. Tout en s’en différenciant, les pratiques contemporaines empruntent au projet Situationniste. Elles n’ont que faire de la mise en œuvre hégémonique d’une théorie urbaine « unitaire ». Elles valorisent plutôt les processus exploratoires mis de l’avant par l’IS au détriment de la finalité de l’œuvre. L’échelle d’intervention est aussi réduite. Le territoire urbain est considéré dans ses fragments, il est parsemé de micro interventions, autonomes, ciblées et adaptées à des contextes spécifiques et se manifestant dans différentes temporalités.
Toutefois, lorsqu’il s’agit de proposer au citadin de nouvelles manières de voir et d’habiter la ville, les créateurs doivent demeurer vigilants eu égard aux questions, toujours actuelles que soulève le paradoxe du projet Situationniste dans son passage critique du processus au projet. Comment, donc, dans une perspective analytique et dans le but d’inventer un projet, explorer les particularités du terrain et exploiter le potentiel du tissu social et urbain sans diminuer sa portée, à la fois soupçonnée et … insoupçonnée…? Quelles modalités interactives privilégier pour protéger la part de liberté et de spontanéité essentielle au déploiement la proposition tout en tirant parti des imprévus, des hasards et des conjonctures? Comment ne pas sur-baliser le terrain existant et mettre en jeu ses composantes spécifiques tangibles et intangibles? Quels gestes initier sans diriger les réponses qui s’ensuivent? Voilà autant de questions dévoilant la diversité des actions réciproques qui se jouent en milieu urbain.
Ces questions se complexifient lorsqu’elles prennent en considération l’omniprésence des médias et des technologies de communication et d’information qui caractérisent la « Société du spectacle » théorisée par Guy Debord et qui demeure encore aujourd’hui d’actualité. La dimension aliénante de la technologie sur l’individu n’est toutefois plus le point de vue privilégié car il est généralement admis qu’elle ouvre aussi, dans la sphère de la vie quotidienne, d’immenses possibilités d’expression et de création. Les technologies influencent notre compréhension du monde et notre sentiment d’appartenance à celui-ci, nos modes de représentation, de raisonnement, de perception, de même que l’organisation de nos rapports intersubjectifs et de nos schèmes d’utilisation de l’espace public. La technologie facilite aussi la mise en réseau des structures sociales et économiques et des structures communication de même que celles afférentes à la circulation des personnes et des marchandises, des images et des informations. L’ordonnancement de ces structures dans divers réseaux détermine grandement l’organisation, l’aspect et le fonctionnement des espaces public en ville. Les espaces urbains sont par ailleurs eux-mêmes mis en réseau dans nos cheminements quotidiens menant au travail, au domicile et son voisinage, ou assurant le transit d’un lieu à l’autre. Un autre défi se pose donc au projet artistique en milieu urbain qui consiste à rendre visible la nature et le fonctionnement de ces réseaux qui expriment la structure de la société dont ils font partie?
L’utilisation de la technologie, dans le projet CityHACK du collectif SpaceKIT (Guillaume Labelle, architecte, Julien Nembrini, ingénieur et James Partaik, artiste), propose une lecture singulière de l’espace public, un espace qui se définit et se transforme par les actions réciproques de ses composantes de natures diverses agissant isolément ou interagissant en réseau. Le projet met en lien et en jeu, in situ et en temps réel, des paramètres aussi divers que l’aménagement de l’espace public, l’architecture qui le borde, les infrastructures publiques qui s’y trouvent, les déambulations et les formes de socialisation qui s’y manifestent et les perceptions sensorielles captables dans l’environnement. CityHACK crée une unité d’ambiance distincte du reste de la ville en y introduisant d’étranges jeux sonores et lumineux agissant comme vecteur de communication avec le passant. Celui-ci fournit, en guise de réponse, des attitudes et des mouvements qui interagissent à leur tour avec le milieu.
Le projet CityHACK, lauréat du concours de création du Festival d’art actuel multidisciplinaire Belluard Bollwerk International a été présenté du 24 juin au 2 juillet 2006 à Fribourg, en Suisse. Il s’agit d’une intervention non annoncée, ayant lieu du coucher du soleil à minuit, dans un petit espace urbain, un lieu de passage, entre l’université et la gare, bordé par des édifices de bureaux, un hôtel, un stationnement, et comprenant un aménagement paysager traversé par des sentiers. Arborant le costume des employés municipaux de Fribourg, SpaceKIT a installé à divers endroits 50 processeurs électroniques sans fils pouvant être activés individuellement ou en réseau.
Dès la tombée du jour, au grand étonnement des passants, les lampadaires se mettent à clignoter. Certaines fenêtres du bâtiment municipal, pourtant inoccupé la nuit, s’illuminent. La façade de l’hôtel s’éclaire subrepticement. La lumière du garage défaille. Des flashes électroniques surgissent on ne sait d’où. Des chants d’oiseaux (des systèmes d’alarmes bon marché émettant des haute-fréquences) et des bruits grinçants de tôle froissée (des petits marteaux électroniques percutant les métaux de recyclage cachés dans un container) se font entendre. Comme à l’habitude, les cloches de l’église rythment les heures, et fruit d’un pur hasard, le tonnerre et les éclairs se mettent parfois de la partie pour conférer à l’intervention une toute autre dimension.
Fait intriguant, il ne semble exister aucune logique de communication apparente entre les divers éléments activés. Le protocole technique développé par SpaceKIT (l’équipe cachée dans un camion à proximité du stationnement surveille l’aire d’intervention) permet d’activer les composantes du système de manière autonome ou collectivement, par intermittence ou dans des effets prolongés. Les effets visuels et sonores communiquent dans une sorte de nœud électronique générateur de nouveaux liens sémantiques. Ce bricolage sans fils est discret, quasi invisible. Il pirate, détourne et hacke l’environnement. La notion de bricolage est ici importante car si l’effet généré est impressionnant et a toutes les apparences d’un appareillage sophistiqué, le bricolage lowtech, comme le mentionne James Partaik, « fonctionne comme un antidote possible à un certain intégrisme technique; il est garant d’une inventivité nous invitant à trouver les limites et les points d’expansion de la situation à bricoler » .
En effet, CityHACK n’est pas une installation programmée pour interagir dans un protocole prédéterminé avec les passants. Ceux-ci ne sont pas non plus plongés dans un système dominé par la loi numérique. Les membres du collectif se mettent en situation en manipulant la technologie en fonction des particularités spatiales et environnementales du lieu et des réactions des passants. L’intervention est donc un processus réflexif constamment modifié par un jeu d’actions réciproques, une immersion in situ en temps réel guidée par l’inspiration du moment, les scènes qui se déroulent et les évènements qui surgissent et qui constituent autant d’occasions à saisir pour exploiter les possibilités du système électronique en place.
SpaceKIT attire donc l’attention des passants en créant un micro événement dans l’environnement, dans le but d’initier un dialogue guidé par leurs mouvements corporels. Ils sursautent, s’immobilisent, reculent, avancent, pointent du doigt, commentent l’effet produit : elles [les infrastructures] sont possédées par le diable! » s’exclame un passant. Leurs réactions (onomatopées, rires, sifflements en réponse aux improbables oiseaux nocturnes), leurs trajectoires, le rythme de leurs déambulations—la marche lente d’un couple, le pas pressé d’un passant, une voiture qui surgit, la direction vers laquelle se tourne un regard, le clignotement des feux de position d’un véhicule ou celui de la lampe frontale d’un cycliste sont aussi autant de stimuli activant une ou des composantes de l’environnement pour déclencher une séquence ou un effet d’ensemble percutant de lumière et de son, ou une synchronisation de pulsations lumineuses dispersées. Un dialogue constant s’établit entre SpaceKIT et les passants par le biais où la technologie induit sans cesse et sans délai de nouveaux effets. CityHACK est une structure rythmique, une improvisation de percussions lumineuses et sonores relationnelle, une « orchestration audio-visuelle furtive » pour utiliser la belle expression de James Partaik.
Les effets visuels sont parfois si contrastés que les passants sont tantôt plongés dans l’obscurité presque totale, tantôt exposés dans une grande clarté. Perplexes, fascinés ou agacés, ils semblent rarement indifférents. La plupart du temps, les réactions sont ludiques, mais l’environnement, qui peut aussi s’avérer fort déstabilisant, met aussi parfois le passant en déroute, le fait dévier de son chemin, et peut même provoquer la fuite des lieux. Le phénomène ambiant est tout d’abord perçu comme la manifestation de quelque anomalie liée à la défaillance des infrastructures urbaines. La répétition et la fréquence des manifestations suggèrent un phénomène inhabituel : Un problème technique des infrastructures qui s’aggrave? Une prise de contrôle de l’ensemble d’un réseau technique par une entité indéterminée? Un phénomène paranormal? Les liens de cause à effet sont impossibles à identifier.
Autre perspective inquiétante, l’interactivité, qui se joue dans l’immédiateté, confirme à l’individu son implication dans ce jeu relationnel dont la cause est inconnue. Quelqu’un, donc, scrute les lieux et observe les passants. Quel est le point d’observation? Les caméras de surveillance que l’on sait omniprésentes dans l’espace public? À quel point ma présence est-elle déterminante dans ce jeu? Comment mon comportement peut-il l’infléchir? Mon existence participerait-elle à une logique quelconque à établir avec les objets et les individus présents dans l’environnement? Cet environnement communique-t-il avec un réseau plus large? Quelle est l’ampleur de ce réseau?… Voilà autant de questions que le passant pourrait vraisemblablement formuler. Il pourrait aussi être inquiété par la pseudo défaillance des infrastructures publiques qui est déterminante dans la nature de l’ambiance créée, ambiance que James Partaik associe à l’imaginaire cinématographique de la science fiction avec ses images de fin du monde. La défaillance des infrastructures publiques est d’ailleurs à l’ordre du jour dans les villes et les médias diffusent largement les images de catastrophes récentes tout en témoignant du développement accéléré et affolant des technologies et de ses faillites appréhendées. Une anomalie de l’environnement urbain attire naturellement notre attention et procure le sentiment de vivre dans un monde urbain périlleux.
Ces hypothèses sur l’expérience esthétique ne sont certes pas vérifiables, mais il est fort probable qu’une immersion dans l’ambiance de cet espace public une belle nuit d’été incite fortement le passant à se forger une explication rationnelle ou à se raconter une histoire. L’on peut donc présumer de la formation d’un autre réseau, parallèle, anonyme et silencieux, composé de récits fabriqués in situ, puis relayés—dès lors que le passant partagera l’expérience de sa petite aventure—pour s’intégrer à d’autres structures narratives qui enrichissent l’imaginaire urbain. Le mystère de cette petite place de Fribourg s’apprivoisait progressivement si le passant consentait à y participer, sans toutefois se laisser démystifier.
Julie Boivin
14 janvier 2008